martes, 17 de mayo de 2016

Gaga Politique



"Depuis le matin, les abords du Sénat avaient été envahis par une foule tumultueuse. On attendait l'interpellation d'un leader de la droite, à l'occasion des crucifix enlevés des écoles de la ville de Paris, sur l'ordre du préfet de la Seine.

Le président du conseil, ministre de l'Instruction publique, venait d'obtenir récemment un vote de confiance à la Chambre des députés : il s'agissait, pour le parti conservateur, de livrer une suprême bataille..

Un vent de révolte soufflait sur le faubourg Saint-Germain.

Les salons, même les moins politiques, prenaient hautement fait et cause pour la religion menacée ; bals bleus ou blancs, thés de cinq heures, simples sauteries, s'emplissaient de plaintes amères, de récriminations, de menaces. La politique envahissait, dominait tout, et les grandes dames s'en mêlaient.

(...) Tandis que la masse des curieux affluait devant le palais du Luxembourg; que les voitures et les équipages se suivaient déversant un flot de mondaines, tout un peuple de femmes étrangement mêlé, venu là, comme à une matinée de théâtre, le marquis César de Sombreuse, gai, rieur, et le comte de Mauval, oubliant la réunion de son groupe, déjeunaient au café de Cluny.

Ces gentilshommes parisiens se contentaient ordinairement de deux œufs sur le plat et d'une côtelette, et réservaient leur appétit pour le dîner; mais M. de Sombreuse avait jugé nécessaire une débauche de victuailles et de liquides. Les plats excitants et variés furent arrosés de vins blancs; on commença par le haut-sauterne, et on termina avec deux bouteilles de château-yquem.

Au café, le petit sénateur était presque gris.

Le grand cousin lui offrit, entre deux verres de chartreuse, l'un de ces excellents cigares qu'il recevait directement de la Havane ; et la conversation roula, comme toujours, sur les femmes et leurs mœurs.

Ils s'étaient placés dans un coin de la salle, en face l'un de l'autre, le marquis sur le divan, le sénateur sur une chaise rembourrée. M. de Sombreuse, le cigare aux dents, le pouce gauche engagé dans l'emmanchure de son gilet de satin vert, émerveillait son invité avec des histoires de plus en plus graveleuses. Il en vint à parler de deux jeunes femmes du monde qu'il avait eues pour maîtresses à ses loisirs, et qui, disait-il, devaient cacher des vices charmants : la marquise d''Aiglaé et la baronne de Tomeyr. Il les avait surprises plusieurs fois se regardant amoureusement l'une et l'autre, devenant très rouges. Elles s'aimaient, elles n'osaient pas se l'avouer.

— Quelle fête, si nous pouvions les réunir ! conclut M. de Sombreuse. J'y penserai !

En signe d'acquiescement, M. de Mauval tira la langue et se mit à grimacer devant la glace du fond qui reflétait son image.

Çà et là, accoudés sur les tables du restaurant, quelques collègues de M. de Mauval prenaient des notes sur de grands papiers qu'ils renfermaient ensuite dans des chemises de maroquin. Deux d'entre eux et des plus affairés, MM. de Garnie et de Gavé, de l'Extrême Droite, vinrent saluer le comte, et ils complimentèrent le sénateur d'être venu enfin apporter aux défenseurs de Dieu l'appui de son vote. La séance serait chaude.

— Est-ce que vous avez l'intention de prendre la parole, mon cher Garnie? demanda M. de Mauval.

— Parbleu !. répondit imperturbablement le sénateur, un robuste Méridional, de haute taille, à la large figure épanouie avec des favoris roux en éventail.

— Et vous, Gavé?

— Certainement!. certainement!

Le vicomte de Gavé — petit homme sec, à la barbe blanche en pointe — jeta un coup d'œil sur le cadran placé dans le haut des colonnes peintes, entre le café et le restaurant : — Bientôt, deux heures. Partons-nous, Garnie? A tout à l'heure, Mauval. Il va.y avoir un boucan. Oh! un boucan!. un boucan merveilleux!

Le comte de Garnie et le vicomte de Gavé s'éloignèrent, bras dessus bras dessous, en faisant de grands gestes.

M. de Sombreus,e réfléchissait.

— Jacques, dit-il brusquement, si j'étais à ta place.

— Eh bien?

— Eh bien, je ne laisserai pas passer une si belle occasion de me distinguer.

— Gomment cela?

— Hé ! pardieu ! j'irais de mon petit discours !

— Un discours?Moi?. Mais, tu plaisantes!. Je ne suis pas orateur.

— Qu'est-ce que cela fait?. Te figures-tu, par exemple, - que MM. de Gavé et de Garnie soient de grands hommes?

— Oh ! non !. Ces messieurs ont du toupet, voilà tout!

— Et pourtant, ils occupent la tribune du Sénat. Les journaux citent leurs noms.

, — Bah !. avec nos amis Placard et Béris, le ministère est perdu !

— Je te dis, moi, qu'il te serait très facile de prononcer quelques mots. Songe donc à l'étonnement joyeux de ta femme et de ta fille, quand elles te verront à la tribune. Et puis, il faut penser à tes électeurs de la Gironde. On sait fort bien, là-bas, que tu ne mets pas les pieds au Sénat quatre fois par an. D'un seul coup, en cinq ou six phrases, pas plus, tu te réconcilies avec le comité royaliste, qui, tu ne l'ignores pas, cherche déjà à t'opposer un concurrent sérieux.

Voyons, mon ami, tu te fais trop modeste, en vérité.

- Ce que je m'en fiche, du Sénat!. Petites femmes, voilà !

— Mais encore une fois, Mauval, la bagatelle n'empèclie pas le reste. Ah! vraiment, tu me forcerais à croire que tu es incapable de remplir ton mandat !

Alors, le sénateur, blessé dans sa vanité, se mit à conter que naguère, dans les comices agricoles, du temps où on le bombardait de décorations pour le gagner à la cause de l'Empire, il avait remporté des succès oratoires. Il cita même des phrases sur l'agriculture et la religion, mèlant le profane au sacré, avec une facilité d'élocution qui le surprenait luimême.

— Hein?. Quand je te le disais!. sourit le marquis.

Allons, tu vas parler ! Il faut que tu parles !

M. de Mauval s'accouda sur la table ; et lorsqu'il releva la tète, il était décidé à aborder la tribune, après ses collègues MM. Placard et Béris : ces messieurs traiteraient la question des crucifix, et, lui, il interviendrait dans la discussion en proposant un amendement sur le vote à venir, un amendement beaucoup plus terrible pour le gouvernement républicain que tous ceux que pourrait imaginer M. de Garnie, spécialiste en la matière.

- Parfait!. admirable! dit M. de Sombreuse, tu seras superbe !. Tu es en forme !

— Pas un mot à ma femme ni à Thérèse.

— Sois sans crainte. J'ai ma place à la première galerie, à côté de ces dames. J'arrive. Nous te regardons à ton banc.

Je fais semblant de tout ignorer. Quelle surprise !

— Justement, ma fille me disait, ce matin, qu'elle serait bien flattée d'avoir un papa orateur et célèbre, comme le duc de Brévil ou M. Placard. Elle semblait même croire qu'il ne tenait qu'à moi.

— Tu vois bien !

— Saperlipopette!. J'ai peur tout de même!

- Allonc donc !

M. de Sombreuse appela le garçon de service, lui commanda de faire préparer l'addition et d'apporter une bouteille de kûmmel, la vraie liqueur qui déliait la langue. Les gentilshommes burent encore, et ils se levèrent de table, le sénateur chancelant, et le marquis très calme.

Le président du Sénat venait d'ouvrir la séance, au moment où M. de Mauval entrait dans l'hémicycle. Presque tous les sénateurs occupaient leurs fauteuils ; c'est à peine s'il restait encore trois ou quatre hommes debout, aux extrémités de l'enceinte, regardant les tribunes de velours rouge à crépines d'or, où se pressait une assemblée mondaine. Bavardages et bruits des pupitres s'apaisaient peu à peu.

Après l'adoption du procès-verbal de la séance précédente, un grand silence se fit.

Depuis quelques minutes, tous les regards se portaient sur la tribune, où un homme de soixante ans, droit, long et maigre, chauve, la figure osseuse plantée de favoris gris, les lèvres minces, l'œil brillant, allait parler : c'était M. Lucien Placard, ancien ministre de l'Empire, l'un des orateurs les plus écoutés du Parlement.

« Messieurs, commença-t-il Je ne retiendrai pas longtemps l'attention du Sénat. Mon but est d'obtenir de M. le président du conseil, ministre de l'Instruction publique, une réponse précise sur des faits d'une extrême gravité.

« Est-il vrai que le jeudi, 9 décembre, et les jours suivants, le vendredi, le samedi et aussi, je crois, le mardi, des agents de l'administration se soient rendus dans les écoles laïques publiques de la ville de Paris et aient enlevé dans les écoles de filles et dans les écoles de garçons les crucifix, les statues de la sainte Vierge et tous les emblèmes religieux?

« Est-il vrai que cet enlèvement a eu lieu, non pas de nuit, comme l'ont dit certains journaux, bien que la nuit fût particulièrement favorable à une mesure de cette nature, mais en plein jour, pendant la durée des classes et en présence des élèves ?

« Est-il vrai que dans beaucoup d'écoles, les crucifix étant placés trop haut pour que la main des agents pût les atteindre, les hommes les ont enlevés, dans certaines écoles, en se servant d'échelles, dans d'autres, avec de longs bâtons munis de crochets ; que les crucifix sont tombés et, en très grand nombre ont été brisés en présence des élèves?. »

Une voix à droite cria : T— Ah ! c'est trop fort !

M. Placard but une gorgée d'eau et reprit : « Est-il vrai que ces emblèmes religieux mutilés ont été jetés pèle-même dans des tombereaux?

« Est-il vrai que dans plusieurs écoles les enfants ont dit : « Les méchants, ils enlèvent le bon Dieu : que mettra-t-on à « la place?. » C'est la question que je vous pose moi-même: Que mettrez-vous à la place du Dieu des chrétiens pour élever, ennoblir, fortifier et plus tard conseiller l'âme des enfants?que mettrez-vous à la place de Dieu?. »

Des applaudissements éclatèrent sur les bancs de la droite et du centre.

L'orateur jetait ses interrogations, la main droite tendue en avant, avec une parole brève, saccadée, mordante, mais un peu grêle, dans l'attitude d'un procureur général prononçant un réquisitoire à la cour d'assises. Au-dessous de lui, au banc des ministres, le président du conseil écoutait, caressant ses longs favoris d'une main nerveuse, prenait de temps à autre des notes, donnait des ordres à ses secrétaires ou consultait les ministres, ses collègues.

En haut, dans la première galerie, un peu à gauche, sous le jour tombant du plafond, la comtesse Julia, enrobe de satin noir, et sa fille en costume bleu, toutes deux très élégantes, étaient assises. Derrière elles, M. de Sombreuse se tenait debout, les bras croisés, les lèvres gaies sous ses longues moustaches blanches. Au centre, et entourée de tètes blondes et brunes, apparaissait la duchesse de Sainte-Moulve, avec sa figure pointue, son nez de corbin, sa chevelure blanche poudrée débordant de son chapeau à plumes noires, la main armée d'un long « face » d'écaillé. Sur toute la ligne, des visages de mondaines et de filles, le dessus du panier du faubourg Saint-Germain et du quartier de l'Europe, — des oreilles et des mains étincelantes de bijoux, des bras agitant les éventails ou braquant les jumelles, des chapeaux multicolores qui, dans le chuchotement de voisine à voisine, ondulaient sous les frou-frous de soie, comme une mer de récoltes embaumées et fleuries. Çà et là, au second plan, des hommes en redingote, des officiers en grande tenue, chamarres de décorations, puis encore, des femmes, des femmes, toujours des femmes. Et brusquement, dans la magie des étoffes, au milieu de la tribune diplomatique, tranchant sur les toilettes de toutes couleurs, quelques Orientaux aux mines alanguies, mieux parés que les femmes, éblouissants dans leurs costumes tissés d'or.

- Ah ! je vois très bien papa ! murmura vivement Thérèse.

M. de Mauval se pencha un peu, et elle vit aussi le comte Jacques, qui lui parut fort attentif.

L'orateur conclut : « Si les faits que je viens d'énoncer sont exacts, comme j'ai tout lieu de le croire, — et pour le plus grand nombre j'en suis certain, — je demande à M. le ministre ce qu'il se propose de faire pour réparer cette atteinte inouïe aux dispositions de la loi, cet outrage à la foi des familles catholiques et de leurs enfants? »

M. Placard regagnait son banc, et un ouragan de bravos l'escortait au passage.

Le président du conseil monta à la tribune, .et il exposa simplement qu'aucune disposition légale ne prescrivait la présence d'emblèmes religieux appartenant à un culte particulier dans les écoles publiques.

Après le dépôt et la lecture d'un rapport sur le budget des recettes, au moment où l'on croyait que la discussion était close, le président annonça qu'il avait reçu une proposition nouvelle ainsi conçue : « Je demande à interpeller M. le ministre de l'instruction publique sur les faits qui ont donné lieu à la question portée à la tribune par l'honorable M. Placard. » Dès que le baron de Verty, signataire de la demande d'interpellation, eut quitté la tribune, M. Roques, préfet de la Seine, souleva de vives récriminations en rangeant les crucifix et les statues de la sainte Vierge sous la rubrique générale de « mobilier scolaire t.

Des bras se levaient à l'extrême droite : des mains frappaient les pupitres ; et, dans le tumulte, des voix furieuses grondaient : — Mobilier scolaire?. Le mot n'est pas français!

— La censure !. La censure !. La censure !

— Ce ministre est ignoble !

— C'est odieux ! C'est abominable!

— Mobilier scolaire!. Un crucifix n'est pas un meuble!

— Vous avez insulté la religion !

— La censure !. La censure !. La censure !

— C'est une honte!. Une infamie !

— La censure !. La censure !. La censure !

Le président secoua nerveusement sa cloche pour calmer les rumeurs grandissantes ; et debout, dominant l'orage, il dit : — La parole est à M. Béris!

Alors, on vit s'avancer un homme dans la force de l'âge, au visage rasé de frais, couleur de brique, au nez gros, aux cheveux roux, trapu, un peu bedonnant. Il monta pourtant avec assez d'aisance les marches, prit possession de la tribune, en habitué qui se sent bien à l'aise, les mains appuyées sur la table, les basques de sa redingote un peu écartées, laissant paraître, au-dessus du gilet barré d'une gourmette d'or, le plastron blanc de sa chemise ceinturée, au col, d'une large cravate noire.

Dans sa virulence, il n'avait point le langage, ni l'attitude d'un grand tribun : le geste manquait d'ampleur, la voix de puissance, mais le raisonnement était serré, habile, plein d'une conviction ardente. Il termina ainsi son discours : « Vous avez enlevé la croix des écoles, la croix qui, depuis dix-huit siècles, résume l'image d'un Dieu crucifié, toutes les idées de foi, d'espérance, de charité! C'est le crucifix que vous placez au-dessus du magistrat qui va rendre la justice, devant le témoin qui jure de dire la vérité ! C'est la croix que vous attachez sur la poitrine des braves !. Nous demandons au Sénat, sous une forme dont M. le ministre de l'instruction publique reconnaîtra le caractère, que tout le temps que la loi de 1850 sera en vigueur, les crucifix soient replacés dans les écoles de la ville de Paris ! Vous témoignerez ainsi que la religion du Christ n'est pas encore proscrite en France ! »

Ce fut un véritable triomphe.

M. Béris descendit de la tribune ; un tonnerre de bravos éclata encore sur les bancs de la droite et des centres; plusieurs sénateurs se portèrent au-devant de leur collègue, la bouche en cœur, les mains tendues. Là-haut, la duchesse de Sainte-Moulve, pleine d'enthousiasme, rayonnait dans sa gloire, éveillant autour d'elle des sourires de femmes ravies.

Le gouvernement ne paraissait guère compter sur un vote de confiance; les ministres se regardaient, anxieux ; le président du conseil lui-même semblait abandonner la partie, et les conservateurs ne songeaient plus qu'à un ordre du jour, un ordre de blâme bien motivé.

Tout à coup, un petit homme en redingote noire, ornée de la rosette de la Légion d'honneur, se leva. Une voix chevrottante, pâteuse, balbutiait : - Monsieur le président, je demande la pâole '?

Il y eut un mouvement de curiosité et de surprise à gauche; et vers la droite, d'où venait la voix, des fronts inquiets, des protestations muettes et même des haussements d'épaules significatifs.

Et le Président annonça : - La parole est à M. le comte de Mauval !

La comtesse Julia devint très pâle, et Thérèse se sentit rougir et trembler, de joie ou de peur, elle ne savait pas.

M. de Sombreuse, toujours debout, toujours enfoncé dans la galerie, attendait. Son visage s'éclaira d'un rictus joyeux, et il inclina la tète en signe d'approbation, comme si le cousin, qui marchait vers la tribune, avait pu le voir.

M. de Mauval gravit péniblement les échelons de son calvaire.

Quand il fut à la tribune, avec devant lui une mer humaine silencieuse, des regards luisants, des têtes grises, des barbes blanches, des crânes dénudés à peu près immobiles : et plus haut, dans la tombée de l'amphithéâtre, des guirlandes interminables de femmes, mille têtes fleuries serrées les unes contre les autres, en bouquets multicolores, depuis le fond des draperies rouges jusqu'aux dorures de la rampe, en des arabesques de velours, de rubans, de dentelles d'où jaillissait une constellation de diamants, — le sénateur eut un éblouissement et passa la main droite sur ses yeux.

Il regarda encore, malgré lui.

Certes, ce n'étaient pas ce déploiement de luxe, ces variétés de costumes, ces éclats de pierreries qui fascinaient le vieux gentilhomme habitué aux élégances du grand monde ; mais il voyait cela en spécialiste, à travers un prisme, dans une illusion d'optique. Il ne voyait que certaines choses, rien des toilettes, mais les jolis bras nus, les yeux cernés, les gorges débordantes, les petites dents blanches, les chevelures blondes, rousses, brunes, tout ébouriffées sur les fronts, les bouches voluptueuses, les unes un peu pâlies, celles-ci purpurines, celles-là presque sanglantes.

Et il avait un sourire béat de convoitise.

Enfin, il esquissait un geste : — Mé-essieurs.

Il s'arrêta net, ne trouvant plus sa phrase. Des rires éclataient à gauche. Le président, qui s'était levé, donna un violent coup de cloche, et le silence se rétablit.

Le comte Jacques chantonnait gaiement : — Mé-é-é-essieurs. é-é-é-é-essieurs. c'est la première fois que j'ai l'honneur de. de.

Il ne parlait plus, levait le bras droit, agitait la tête, entr'ouvrait la bouche, mais aucun son ne sortait de sa gorge.

Le président se pencha vers lui, l'invitant à prendre un peu de repos. Il n'entendit pas ou ne comprit pas, sans doute, car, -malgré les fusées de rires, il se démenait encore plus furieusement, aphone, comme un mannequin au ressort détraqué.

Dans la première galerie, l'émotion était à son comble. La douairière de Sainte-Moulve s'agitait, affirmant que la conduite de cet homme était insensée, et des voix murmuraient dans les frou-frous des jupes et des éventails : - Oh ! ma chère, c'est d'un ridicule !

- Dites que c'est indécent !

Et pendant que l'orage grondait autour d'elles, la comtesse de Mauval et sa fille restaient très droites, se pressant l'une contre l'autre et se sentant ainsi plus fortes, dans leur belle vaillance de femmes.

Après avoir bu une gorgée d'eau, le sénateur recommença : — Messieurs. Mé-é-essieurs. c'est la première. la première.

De la tribune des journalistes, partirent ces phrases : - Est-ce qu'il va bafouiller longtemps ?

- Gaga !

Le mot eut un prodigieux succès d'hilarité. On le répéta en haut, en bas, à droite, à gauche, partout. Sur les bancs de la gauche, on riait à se tordre ; des membres de l'extrême droite protestaient, réclamant l'expulsion immédiate des interrupteurs. La cloche retentit encore.

Mais, le tumulte grandissait. La duchesse de Sainte-Moulve et ses voisines causaient presque à voix haute. Pourquoi M. de Mauval s'obstinait-il ainsi dans son entêtement, alors qu'il n'était pas orateur et qu'il y avait tant de politiques illustres - les dames faisaient des gestes, citaient des noms — qui auraient pu parler à sa place?. Vraiment, ce vieil imbécile — elles prononçaient l'épithète — allait compromettre le vote !

Le comte ânonnait toujours : - Mé-essieurs. Mé-mé. Mé-essieurs.

Et c'était tout, tout ce que l'on pouvait distinguer au milieu du charivari soulevant en une hilarité générale ce Sénat d'ordinaire plus grave. La Chambre des députés ellemême, dans ses séances les plus comiques, sous l'ouragan du bavardage de M. de Gavé, aujourd'hui sénateur, n'avait jamais offert un aussi désolant spectacle.

La mère et la fille, affolées de honte, mordaient leurs mouchoirs pour ne pas pleurer. M. de Sombreuse se pencha vers elles : — Mais qu'a-t-il donc?. Mon Dieu, qu'a-t-il donc?

Si je pouvais lui faire signe! Mais non. Il veut parler encore. Oh !. Julia, Thérèse, ne restez pas là!. Venez, je vous en supplie?

Ni l'une ni l'autre des deux femmes ne répondaient à l'appel du marquis, et elles se tenaient par la main, immobiles et si pâles que les étrangers devinaient leur douleur.

Enfin, M. de Mauval descendit de la tribune sous une tempête de bravos ironiques.

— La clôture !. La clôture !. La clôture !. criait-on de toutes parts.

MM. de Garnie et de Gavé demandaient la parole, tous deux à la fois.

La comtesse Julia et Thérèse profitèrent du vacarme pour quitter leurs places, et Mmc de Mauval accepta, presque défaillante, le bras que lui offrait M. de Sombreuse. Beaucoup de grandes dames, et surtout la duchesse de SainteMoulve, les suivirent de l'œil, menaçantes, les désignant ainsi à la curiosité publique, jusqu'à ce que le marquis eût refermé violemment la porte de la loge.

Il y avait une interruption de séance.

Dans la salle des Pas-perdus, M. de Sombreuse et les deux dames passaient, rapides. Mais à la sortie, il leur fallut s'arrèter à cause de l'encombrement. ,Le nom de Mauval » circulait, à droite, à gauche, encore partout. Il jaillissait des portes ouvertes, sous une pluie d'injures et de quolibets.

frappant la mère et la fille en pleine poitrine, au cœur, sans qu'elles eussent le pouvoir de se défendre.

— Mauval!. Mauval!. Mauval!.

— Gaga!. Gaga!. Gaga!.

Le nom et l'épithète gagnèrent la foule attroupée devant le palais du Luxembourg ; seule, la rangée des valets de pied garda le silence, tandis que le dehors s'emplissait d'une clameur assourdissante : — Gaga Mauval !. Gaga Mauval !. Gaga Mauval !.

Au milieu d'un groupe, un jeune homme en veston, au nez pointu, aux moustaches blondes, coiffé d'un chapeau de soie à bords plats, le monocle rivé à l'œil gauche, s'esclaffait ; ses longues mains battaient ses cuisses maigres : — Oh ! ça été d'un rigolo!. Petit père Mauval est bien plus fort que Gavé et que Garnie !. Il a avalé sa langue !.

— Épatant!. Épatant!. Gaga Mauval!. Gaga Mauval ! disait-on en chœur.

Le marquis leva sa canne. Thérèse lui saisit le bras et l'entraîna, éperdue, se frayant un passage.

— Gaga Mauval !. Gaga Mauval !. Gaga Mauval !"



Dubut de Laforest, Le Gaga, 1885